Elie Baussart

Conscience de Wallonie

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Bruxellois et Wallons, même combat!

Philippe Van Parijs, Professeur à l’Université de Louvain Co-rédacteur de l’Appel des Bruxellois et co-fondateur de l’association Aula Magna

Le 19 décembre 2006, deux cents Bruxellois lançaient un appel qui fut ultérieurement signé par une dizaine de milliers d’autres. Il commence comme suit « Des négociations se préparent. Elles vont engager l’avenir de la Belgique et donc aussi l’avenir de Bruxelles. Elles vont se dérouler entre partis flamands et francophones, pas entre les représentants des trois Régions du pays. Nous, habitants de Bruxelles-Capitale, refusons que notre sort soit fixé de cette manière. Parce qu’il est grand temps d’affirmer que la population bruxelloise ne se laisse pas réduire à deux groupes, « Flamands » d’un côté, « Francophones » de l’autre. Parce qu’il est grand temps de laisser pour de bon derrière nous une Belgique où deux Communautés se font face, pour permettre que les trois Régions du pays s’épanouissent côte à côte, chacune avec une identité propre et des institutions efficaces. » (www.brusselsvoice.be/fr/appeal) 1.

L’Appel des Bruxellois

Issu d’une convergence entre trois associations bruxelloises de création récente – Manifesto, BruXsel Forum et Aula Magna -, ce texte qui n’a rien perdu de son actualité a constitué la première expression largement diffusée d’une identité bruxelloise qui refuse de se laisser réduire à une cohabitation de deux communautés, voire à une composante de la seule francophonie. L’esprit qui l’anime s’est ultérieurement concrétisé dans d’autres initiatives, en particulier les Etats-Généraux de Bruxelles janvier-mars 2009), la plateforme de la société civile bruxelloise (avril 2009), la première édition de la Brussels Citizens University (septembre 2010) et le medium trilingue Brussels Voice (www.brusselsvoice.be, décembre 2010). Ces initiatives ont pu s’appuyer sur l’initiative universitaire des Brussels Studies et souhaitent conserver un caractère strictement non-partisan. Le parti Pro-Bruxsel, qui s’est présenté aux élections régionales de juin 2009 et aux élections fédérales de juin 2010 se revendique du même esprit, mais est loin de rassembler toutes les personnes activement impliquées dans ces diverses initiatives..

Le mouvement qui s’est ainsi développé dans la foulée de l’appel de décembre 2006 est un allié indispensable pour le mouvement wallon, qui en est aussi l’indispensable allié. Il est certes aussi opposé à la subjugation de Bruxelles par la Communauté française qu’à son annexion par la Communauté flamande. Mais il ne s’est pas du tout constitué en opposition au mouvement wallon. Tout au contraire, il plaide avec le mouvement wallon pour une organisation de la fédération belge qui permette aux pouvoirs publics wallons comme aux pouvoir publics bruxellois de mieux répondre aux défis spécifiques de leurs régions respectives C’est en ce sens que la dernière phrase de l’appel de 2006 « invite tous les participants aux négociations institutionnelles qui s’annoncent à accorder à Bruxelles, comme aux autres Régions, le pouvoir de forger son avenir ».

Pour nous Bruxellois comme pour vous Wallons il s’agit de laisser derrière nous non seulement la Belgique unitaire de Bon-Papa, mais aussi la Belgique bi-communautaire de Papa, dans laquelle trop de politiques francophones et flamands restent encore empêtrés. Dans l’intérêt de tous, il s’agit de créer une fédération simplifiée à quatre régions dotées chacune de l’ensemble des compétences défédéralisées et collaborant efficacement entre elles dans toutes les matières qui l’exigent.

Les Bruxellois et la « nation francophone »

Dans ce cadre général, je voudrais vous soumettre brièvement ce soir deux éléments de réflexion. D’abord, que sait-on des préférences des Bruxellois quant à leur avenir? Le 25 septembre 2010, Le Soir publiait un sondage relatif aux préférences des Wallons et des Bruxellois en cas de scission de la Belgique. Dans l’échantillon interrogé, 33% des Bruxellois optaient pour une fédération Wallonie-Bruxelles (comparé à 63% de Wallons) et 47% optaient pour une région indépendante ou européenne (comparé à 8% de Wallons optant pour une Wallonie indépendante). Il y a tout lieu de croire que le chiffre de 33% soit fortement exagéré. Pourquoi?

La population adulte de Bruxelles peut aujourd’hui être commodément décomposée en trois tiers: un petit tiers en croissance est constitué d’étrangers, principalement européens; un second petit tiers en croissance est constitué de Belges d’origine étrangère récente, principalement non-européenne; enfin, un gros tiers en décroissance constante depuis les années 60 est constitué de Belges d’origine belge. L’échantillon de Dedicated Research utilisé dans le sondage publié par Le Soir exclut entièrement le premier tiers. En outre, il sous-représente considérablement le second tiers, tous les répondants étant recrutés parmi des Bruxellois disposant d’une connexion internet à domicile et la grande majorité d’entre eux parmi des Bruxellois disposant en outre d’une ligne téléphonique fixe. Il en découle logiquement que l’échantillon est massivement biaisé en faveur du troisième tiers, au sein duquel la popularité d’une fédération Wallonie-Bruxelles est forcément sensiblement plus grande qu’au sein des deux premiers.

Peut-on se faire une idée moins biaisée des préférences des Bruxellois sur ce sujet? Une question analogue a été posée en 2000 et en 2006 à un échantillon de Bruxellois beaucoup plus soigneusement (et donc chèrement) constitué. Il leur était demandé de choisir entre quatre options celle qui correspondait le mieux à leurs vues quant à l’avenir de Bruxelles. En 2006, 51.7 % d’entre eux optaient pour le statu quo (comparé à 60.5 % en 2000), 2.9 % pour un rattachement à la Flandre (comparé à 0.9 % en 2000), 1.7 % pour un rattachement à la Wallonie (comparé à 2.1 % en 2000) et 43.7 % pour un statut séparé en tant que capitale européenne (comparé à 36.4 % en 2000). 2 Parmi ceux qui n’optaient pas pour le statu quo en 2006, plus de 90% s’avèrent donc préférer un statut séparé et moins de 4% quelque chose comme une fédération Wallonie-Bruxelles. La question n’était bien sûr pas exactement la même que dans le sondage du Soir et le moment où elle était posée pas non plus, mais ces chiffres basés sur un échantillon moins tronqué suggère que l’affirmation selon laquelle un tiers des Bruxellois serait favorable, en cas de scission, à une fédération Wallonie-Bruxelles est pour le moins fortement exagérée. On peut comprendre que les dirigeants de nos partis communautaires en rêvent, mais hélas pour eux, si du moins on envisage de prendre l’avis des Bruxellois, la nation francophone n’offre pas un plan B plus plausible qu’un Groot-Vlaanderen qui garderait Bruxelles comme capitale.

Régionaliser le « personnalisable »

Ce premier élément n’est pas sans importance pour éviter de fonder nos stratégies de court terme sur des scénarios de long terme totalement illusoires. Mais le second élément que je voudrais apporter est d’une importance beaucoup plus immédiate pour éclairer et inspirer le combat commun des mouvements wallon et bruxellois. Comme vous le savez, diverses études internationales, dont les plus connues sont les trois enquêtes PISA organisées par l’OCDE, ont mis en évidence la différence considérable entre la Communauté flamande et la Communauté française quant à la performance scolaire moyenne de leurs élèves. Les indicateurs utilisés dans ces études sont contestés et contestables. Mais leur convergence nous force à accepter l’évidence: malgré le dévouement et la compétence de milliers d’enseignants, malgré un financement qui n’a rien à envier à d’autres pays, les performances moyennes des élèves la Communauté française ne sont pas bonnes. Pourquoi? Pourquoi, en particulier, cet écart par rapport à l’enseignement belge néerlandophone, qui continue à être celui dont la structurei ressemble le plus à celle de l’enseignement belge francophone ?

En juin 2010, une rencontre de l’initiative Re-Bel s’est penchée sur cette question, sans préjugés ni tabous. Les contributions des intervants ont surtout permis d’écarter un certain nombre d’hypothèses a priori plausibles (voir le Re-Bel e-book n°8, téléchargeable sur www.rethinkingbelgium.eu). L’analyse empirique établit par exemple que l’essentiel de la différence peut pas être attribué à un profil socio-économique différent, ni à une différence dans la proportion d’élèves dont la langue maternelle n’est pas la langue scolaire, ni à la proportion des élèves qui fréquentent l’enseignement libre, ni non plus à l’écart (récent) dans la rémunération des enseignants. Qu’une part de la différence puisse être attribuée à des méthodes pédagogiques différentes ou à un degré inégal d’autonomie des établissements ne peut pas être exclu à ce stade. Mais un examen de données plus anciennes suggère que la divergence a commencé dès les années 60, c’est-à-dire à un moment où la Flandre connaissait un revenu moyen inférieur à la Wallonie et à Bruxelles. Pourquoi?

Une hypothèse avancée dans la discussion et qui peut semble-t-il s’autroiser de l’expérience du Québec ou de la Catalogne non moins que de la Flandre, est que la performance scolaire des enfants n’est pas que l’affaire des écoles, qu’elle est liée à la mise en oeuvre d’un véritable projet collectif qui implique aussi les familles et le monde associatif et qui ne peut prendre forme et avoir un impact que si, outre l’enseignement, la culture et les médias sont mobilisés pour motiver les jeunes et leurs parents à investir dans une formation de qualité. Si cette interprétation est correcte, le succès de l’enseignement flamand ne peut pas être compris indépendamment du succès du mouvement flamand, qui est parvenu à doter les habitants de la Flandre d’une identité commune forte et leur gouvernement d’un ensemble vaste et croissant de compétences.

Pour faire réussir ce projet collectif, la Région flamande a pu compter dès sa création en 1979 sur un exécutif et un parlement qui concentre dans ses mains l’ensemble des matières défédéralisées, tant « personnalisables » que « localisables ». Nous n’en sommes pas là en Wallonie, et encore moins à Bruxelles. La fusion des fonctions de ministre-président de la région wallonne et de ministre-président de la Communauté française en mars 2008, a cependant constitué un pas important dans cette direction, qu’il s’agit maintenant de parachever. Car il n’est pas bon pour la Wallonie que sa culture, son enseignement et ses médias soient dirigés de Bruxelles. Et il n’est pas bon pour Bruxelles que l’enseignement fréquenté par 80% de ses élèves soit dans les mains de deux ministres liégeois, et le reste dans les mains du gouvernement flamand. Pour la cohérence des compétences des gouvernements wallon et bruxellois et pour l’efficacité de leur action, il est crucial de leur donner autorité sur les matières dites « personnalisables » non moins que celles qui sont « localisables ». Il est grand temps de se débarrasser de l’emprise de cette distinction superficielle, qui a eu son utilité pour orner d’un vernis juridique un honorable compromis temporaire mais qui empêche aujourd’hui nos régions d’affronter au mieux les défis partiellement analogues mais profondément différents auxquels elles sont confrontées.

Ce renforcement de nos autorités régionales, cela va sans dire, peut et doit aller de pair avec le maintien d’une coopération féconde entre nos deux régions. L’évaporation de la Communauté française comme entité politique, telle qu’appelée de ses vœux, avec courage et lucidité par son ministre-président (Le Soir, 29/8/2010), ne doit pas saboter les synergies entre Bruxelles et la Wallonie, mais au contraire en accroître l’efficacité. De même, le renforcement de l’identité et des pouvoirs de nos deux régions ne doit en rien affecter la solidarité économique entre Wallons et Bruxellois, qui n’est de toute façon viable que dans le cadre d’une fédération belge rénovée en profondeur.

Un voisinage amical et efficace

Voilà donc les deux éléments de réflexion que je voulais vous soumettre en plus de mon message de soutien. Notre avenir de Wallons et de Bruxellois ne se situe pas dans une illusoire « nation francophone », avec ou sans corridor. Il ne prendra pas non plus la forme d’un conflit territorial pour la possession de l’hinterland wallon de Bruxelles. Il sera un voisinage fait de coopération, de solidarité et d’amitié entre deux régions qui continueront d’occuper chacune – de même que la Flandre, bien entendu – une portion de la zone métropolitaine centrale du pays; entre deux régions qui continueront aussi de diverger quant à leur composition démographique et à leur régime linguistique; entre deux régions qui doivent pouvoir disposer, pour pouvoir mieux s’attaquer chacune à leurs défis spécifiques, de la plupart compétences aujourd’hui dévolues à la Communauté française.

Cette transition vers des régions plus fortes et plus autonomes devra se faire en douce, pour ne pas casser ce qui marche bien, pour ne pas introduire des complications inutiles qui entravent la coopération. Elle devra aussi éviter qu’on en profite pour lâcher la bride au clientélisme. Et elle ne résoudra pas tout: ce que nous ferons nous-mêmes ne sera pas toujours mieux fait. Néanmoins cette transition est urgente. Et elle est inéluctable.